Face à l’exigence du partage des données de santé, de nombreux psychologues s’élèvent contre cette mesure : considérant que la confidentialité est la pierre angulaire du travail thérapeutique, il est impensable de sacrifier cette règle essentielle au nom de la continuité des soins. Pour autant, des rapports peuvent être envoyés au médecin à la demande du patient ou avec son accord dans un objectif de collaboration. – I. Arnould.
Vos confidences à votre psychologue bientôt partagées avec d’autres professionnels de la santé ? (Article du Soir.be 06 juin 2024)
Les confidences que vous faites à votre psychologue doivent-elles se retrouver dans un dossier informatisé, éventuellement partagé avec d’autres professionnels de la santé ? Les autorités ont fait progresser le partage des données de santé, via leur numérisation. L’idée étant de mieux assurer la continuité des soins. Mais le traumatisme que vous avez vécu dans votre jeunesse, ou vos problèmes de couple actuels concernent-ils votre généraliste ou l’un ou l’autre de vos spécialistes ?
C’est la question que se posent beaucoup de psychologues. Depuis 2015, ces derniers sont considérés comme des professionnels de soins de santé. A ce titre, ils sont liés par une loi (la loi sur la qualité des soins), qui les oblige à tenir les dossiers de leurs patients à jour sous forme électronique. Ce n’est pas encore d’application : pour ce faire, on attend toujours qu’un arrêté royal soit adopté.
Rien à voir avec du médical
C’est que le sujet est plus complexe qu’il n’y paraît. Qui dit dossier informatisé, dit possibilité de partages des données. Or, celles traitées par les psychologues revêtent un caractère spécifique, particulièrement intimes. Pour le psychologue clinicien Jérôme Vermeulen, qui alerte sur son site lepsychologue.be, les données traitées par les psychologues devraient faire l’objet d’une exception.
Pour lui, il ne s’agit pas de données médicales, elles ne doivent pas être partagées. “Je vous garantis que la majorité des choses dont les gens me parlent en consultation n’ont rien à voir avec du médical. Ça peut être des problématiques familiales, une difficulté avec un enfant, des problèmes de couple, du harcèlement au boulot, des problèmes de sexualité, etc. Il s’agit d’informations privées qui ne regardent personne.”
Et le psychologue de s’interroger : “Même en cas de prise d’antidépresseur, prescrit par un généraliste ou un psychiatre, est-il vraiment nécessaire que le psychologue consigne dans un dossier susceptible d’être partagé les raisons de cette dépression, comme une relation difficile avec un compagnon qui consomme trop d’alcool ?”
Ces données sont par ailleurs déjà censées être conservées pendant 30 ans, or il arrive régulièrement que les situations traitées en consultation soient passagères. “L’information sera pourtant susceptible de vous suivre pendant longtemps.”
Du côté de l’Union professionnelle des psychologues cliniciens francophones (UPPCF), on signale que de nombreux collègues partagent les inquiétudes de Jérôme Vermeulen. Quentin Vassart, son président, donne un exemple concret de problématiques qui pourraient surgir : “Si une patiente arrive enfin à parler avec son psychologue de l’inceste qu’elle a subi plus jeune, aura-t-elle envie que son généraliste, qui soigne par ailleurs toute sa famille, soit mis au courant ? “
Il ne nie pas l’avantage d’un plus grand partage de données, y compris psychologiques, entre personnels de soins de santé. Notamment dans l’optique d’une prise en charge plus holistique du patient, pour éviter un clivage entre santé mentale et santé physique. Mais il pointe plusieurs risques.
À commencer par l’impact sur la relation thérapeutique : “Dans l’exemple que je viens de donner, c’est justement parce qu’il y a une relation strictement confidentielle que la patiente va pouvoir parler et dépasser son traumatisme. La confiance et la confidentialité sont primordiales, elles sont à la base de la relation du psychologue avec son patient.”
Autre crainte : l’usage non éthique qui pourrait, à terme, être fait de ces données “par des assurances, des employeurs…” Ou par de futurs gouvernements beaucoup moins sourcilleux.
À cela s’ajoute la peur que ces données, une fois centralisées sur un serveur, soient piratées. “Les données médicales bénéficient évidemment d’un très haut niveau de sécurisation, reconnaît Jérôme Vermeulen, mais elles ont aussi un intérêt pour des pirates de très haut niveau.” “Les données médicales se revendent très cher sur le dark web”, précise-t-il en donnant un exemple récent, en France, où les données médicales de 500.000 personnes ont été piratées, selon les médias hexagonaux.
Des données médicales
Jean Marc Van Gyseghem, avocat spécialisé dans la protection des données médicales et directeur adjoint du Centre de recherches Information, Droit et Société (UNamur), n’écarte pas ces risques, mais pour lui, cela ne doit pas empêcher d’avancer. “Le risque zéro n’existe pas mais les systèmes de sécurité sont de plus en plus performants. Il ne faut pas, me semble-t-il, diminuer la connaissance de l’état de santé du patient parce qu’il y a ce risque de cyberattaque qui existera toujours.”
Pour le professeur, les données psychologiques sont des données médicales, au même titre que les données gynécologiques, par exemple, qui sont aussi de l’ordre de l’intime. Il ne craint par ailleurs pas de dérive à l’avenir. “La confiance est la pierre angulaire du système. Si les médecins n’ont plus confiance, le système tombe.” C’est ce qui, selon lui, a fait en sorte que le projet de permettre aux assurances d’accéder à des données médicales a été vite remisé au placard.
Demande de garde-fous
Pas de quoi rassurer l’UPPCF, qui demande que des garde-fous soient mis en place. Premièrement, le partage de données psychologiques ne devrait pouvoir se faire qu’avec le consentement explicite et éclairé du patient (c’est déjà le cas pour les autres données médicales, mais, dans la pratique, le consentement n’est pas toujours tout à fait “éclairé”).
Deuxièmement, le choix de partager ou pas telle ou telle information, ou le fait même de mentionner qu’un suivi existe, devrait être laissé à l’appréciation du psychologue. “Il est compétent pour savoir ce qu’il faut partager ou pas !”, insiste Quentin Vassart, président. Troisièmement, l’accès à ces données devrait être réservé aux professionnels directement impliqués dans une relation thérapeutique avec le patient.
Jean Marc Van Gyseghem agirait quant à lui plutôt à ce dernier niveau : faire en sorte que tous les professionnels de santé n’y aient pas accès. “On pourrait très bien décider que telle partie du dossier ne serait accessible par exemple qu’à d’autres psychiatres ou psychologues, mais pas au chirurgien qui n’en aura pas la nécessité.” Il s’oppose par contre à un tri des informations à la base. “Si l’information n’est pas complète, ça va à l’encontre de la prise en charge du patient.”
Pour l’instant, les psychologues n’ont pas d’indications sur les mesures qui seront finalement mises en place. Ils ne savent pas non plus où en est le dossier. Au cabinet du ministre fédéral de la Santé, Franck Vandenbroeck, personne n’était disponible pour nous répondre ce mercredi. On sait seulement qu’un avis de la Commission des psychologues lui a été rendu à sa demande, il y a plus d’un an.